ENSEIGNER LA LAÏCITÉ

Voici la présentation que j’ai faite au Colloque L’éducation à la laïcité – une nécessité démocratique, organisé par le Mouvement laïque québécois, qui s’est tenu à Québec, le 6 avril 2024. Ma présentation avait pour titre : Quel pourrait être le contenu d’un enseignement à la laïcité et les défis que cela comporte

Je suis heureuse d’être ici aujourd’hui pour partager avec vous mon expérience d’enseignement à la laïcité. J’ai enseigné la philosophie pendant 35 ans au niveau collégial et, dans les dernières années de ma carrière, j’ai accordé à la question de la laïcité une place importante malgré le fait que la question était déjà sensible à ce moment-là et que j’étais la seule de mon département, à aborder ce sujet, mes collègues le jugeant trop délicat ou peu pertinent, quand ce n’était pas carrément raciste ou islamophobe.

J’avais de la pression sur les épaules à devoir me débrouiller seule avec cette matière et je devais éviter le moindre faux pas qui m’auraient peut-être valu une plainte auprès de la direction du collège qui, vous le devinez, ne voulait pas faire de vague. 

Je me réjouis donc aujourd’hui que le gouvernement implante enfin un enseignement à la laïcité à l’intérieur du cours « Culture et citoyenneté québécoise (CCQ) » dans les écoles et que cet enseignement soit obligatoire et non facultatif comme le proposait la première mouture de ce cours. 

Une fois à la retraite, j’ai continué à enseigner la laïcité en donnant des formations sur ce sujet à l’Université du Troisième Âge de l’Université du Québec à Trois-Rivières, où ce fut un réel plaisir d’échanger avec des adultes sur un sujet d’actualité pour lequel ils avaient un grand intérêt et pour qui la connaissance de notre histoire et de notre cheminement face à la religion catholique n’était pas une nouveauté, car pour l’avoir vécue dans leur jeunesse, je n’ai pas eu à les convaincre de la dimension politique des religions et de leur propension à vouloir s’immiscer dans les affaires de l’État.

C’est donc cette expérience que je veux partager avec vous aujourd’hui en me concentrant essentiellement sur deux points. D’abord, quel devrait être le contenu d’une formation à la laïcité et en second lieu, quels sont les défis que cela représente.

Au Québec, nous n’avons jamais eu d’éducation à la laïcité. Et c’est au fil de mon enseignement tout comme à la suite de mes nombreuses conférences sur le sujet que j’ai pu constater que peu de gens savent réellement ce qu’est la laïcité, en connaissent les principes, son origine et sa raison d’être et qu’encore trop peu de gens connaissent l’histoire québécoise de la laïcité.

J’ai aussi constaté qu’encore trop de gens pensent que la laïcité est antireligieuse, faite pour supprimer les religions et imposer l’athéisme. Que chez les plus jeunes, la laïcité ne servirait qu’à imposer des interdictions, interdit de prier, interdit de porter le voile, et à brimer les croyants, particulièrement les femmes musulmanes, dans l’expression de leur identité et le choix de leur tenue vestimentaire. Bref, que la laïcité serait contraignante et liberticide. Tout le contraire de la liberté, du libre choix et de l’émancipation. 

Cette méconnaissance largement partagée profite à ceux qui, sciemment ou non, colportent les pires faussetés à l’égard de la laïcité, dans le but de la travestir, de la dénigrer et de s’y opposer. Au moment où l’État défend sa loi sur la laïcité devant les tribunaux, développer chez les élèves des écoles publiques des connaissances élémentaires mais fondamentales sur ce sujet s’avère une nécessité pour former de futurs citoyens éclairés et ainsi se porter garant de l’avenir.

La tâche est colossale. Tout est à faire, à commencer par former les enseignants eux-mêmes, qui malheureusement partagent trop souvent envers la laïcité la même ignorance et les mêmes préjugés que leurs élèves. C’est pourquoi je parlerai ici de formation à la laïcité destinée aux enseignants, car si on veut que cela se rende aux élèves, il faut d’abord commencer par bien outiller les enseignants. 

Le contenu

Le contenu d’un tel cours pourrait se décliner en deux volets. D’abord le volet philosophique, celui des principes, de l’origine et du sens de la laïcité, puis un second volet sur l’histoire québécoise de la laïcité, en soulignant les temps forts, de la révolution tranquille jusqu’à la loi 21. 

Commençons par le commencement, l’étymologie. Le mot « laïc » emprunté au grec est « laïkos » qui veut dire « du peuple », signifiant ainsi que les lois viennent du peuple et non de Dieu, qu’elles sont faites par les hommes et non révélées par Dieu, posant ainsi une nette séparation entre le civil qui relève de l’État et le religieux qui relèvent des Églises. J’emploie ici le mot Églises au sens large pour désigner n’importe laquelle religion.

L’étymologie nous donne donc l’axe central de la laïcité, soit le primat de la loi des hommes sur les lois divines, où les lois civiles sont universelles et s’imposent à tous, alors que les lois religieuses sont particulières et ne concernent que les croyants. D’où la pertinence de les séparer, de façon que la religion ne s’impose pas dans l’État, pas plus que l’État ne se mêle de religion. Comme le disait Victor Hugo « Je veux l’Église chez elle et l’État chez lui ».

Les principes

C’est le principe premier de la laïcité, celui de la séparation de l’État d’avec les religions. L’État est donc neutre sur le plan religieux et ne peut imposer une religion à ses citoyens comme on le faisait, par exemple, à une certaine époque au Québec alors qu’un enseignement confessionnel se faisait à l’école publique. 

C’est le second principe, celui de la neutralité de l’État qui va ouvrir le champ des possibles et permettre le maximum de liberté en matière de croyances et de convictions. C’est en ce sens que la laïcité émancipe, parce qu’elle autorise chacun à faire librement ses propres choix. On appelle cela la liberté de conscience qui se définit comme le droit de croire ou de ne pas croire, incluant celui de changer de religion ou de l’abandonner. Cette liberté est par principe antérieure à la liberté religieuse. Elle en est même la condition radicale.

C’est le troisième principe et la raison d’être de la laïcité, son sens le plus profond, car pourquoi la laïcité sinon pour garantir et protéger cette liberté de conscience, essentielle à toute démocratie. 

Et finalement le quatrième et dernier principe, celui de l’égalité des droits qui proclame l’égalité de toutes les options sans qu’aucune privation de droits, persécution ou discrimination ne soit exercée à l’endroit de quiconque, comme ce fut le cas au XVI et XVII ième siècle pour les protestants en terre catholique et encore aujourd’hui, pour les chrétiens de pays musulmans. 

Ce quatrième principe atteste de l’universalisme des droits et montre bien que la laïcité, c’est, d’abord et avant tout, l’expression de la liberté. 

L’origine

Quant à l’origine de la laïcité, il serait important d’en parler pour donner aux élèves une perspective historique et leur expliquer que la laïcité a été la solution politique et philosophique la plus appropriée pour répondre à une conjoncture historique bien particulière, où l’Europe était mise à feu et à sang par les nombreux conflits religieux. 

De l’Édit de Nantes en 1598 jusqu’au siècle des Lumières, ceci permettrait de mettre en évidence la dimension politique des religions et leur appétit pour le pouvoir afin d’imposer leurs propres valeurs à l’ensemble de la population. 

Parce qu’il faut rompre avec l’idée que la foi est la religion et que la religion est quelque chose de personnelle. Une religion est un phénomène social, une organisation politique avec un chef qui fait parfois des miracles, dont le programme du parti est sacré et inaltérable et qui promet à ses membres la vie éternelle. Trouvez-moi un autre parti politique qui soit capable d’en faire autant ! 

Les différents espaces

Passons maintenant à des considérations pratiques. Où s’applique la laïcité ? Au restaurant, dans un centre commercial, chez Waldmart ? Dans les écoles, les hôpitaux, les ministères, les cabanes à sucre ou les YMCA ? Dans les transports en commun, les CPE, à la maison, à la SAAQ ? Où ? 

Revenons aux principes, le premier, celui de la séparation de l’État d’avec les religions et demandons-nous si un restaurant ou un Waldmart est une institution d’État ? Évidemment non. Donc la laïcité ne s’y applique pas.

Ceci permet de distinguer trois espaces, d’abord l’espace privé qui est la maison et qui ne relève pas de l’État, puis l’espace public comme les parcs, les épiceries, les restaurants qui sont commun à tous mais ne sont pas pour autant une institution d’État et l’espace civique qui lui, réfère aux institutions qui représentent l’État comme l’école, les CPE, les différents ministères et les hôpitaux. 

Ce sont ces institutions publiques qui doivent être laïques et offrir des services laïques, justement parce l’État est neutre et qu’il s’adresse à l’ensemble des citoyens, indépendamment de leur religion. L’État ne s’adresse pas à des catholiques, des protestants, des juifs ou des musulmans mais à des citoyens.            

Il est important d’attirer l’attention des élèves sur ce concept de citoyenneté. La citoyennetéest un concept politique qui définit l’individu dans son rapport à l’État, avec ses droits et ses devoirs, et qui par l’exercice de ceux-ci, le fait accéder à la communauté politique. 

Un citoyen est plus qu’un simple individu. C’est celui qui, conscient de son histoire, de sa culture, des valeurs partagées et du rôle des institutions publiques, a acquis non seulement une maturité politique mais aussi le sentiment d’appartenance à une grande communauté, celle de la nation.

La citoyenneté nous place au cœur de la tradition républicaine, où l’État garantit à tous et à chacun, l’égalité en droit et en dignité, indépendamment de ce qui le distingue, que ce soit le sexe, la race, l’orientation sexuelle ou encore la religion. Organiser la vie sociale et politique selon l’exigence de l’universalisme, en misant sur ce que nous avons en commun, des valeurs collectives, voilà tout le sens de la citoyenneté et de la tradition républicaine.

Il faut expliquer aux élèves que dans la vision libérale anglo-saxonne, le citoyen, pas plus que l’espace civique n’existent, parce qu’il n’y a que des individus qui ont des droits individuels et qui se définissent en fonction de leurs particularismes, mettant ainsi l’accent sur ce qui les différencie, ce qui a pour effet d’encourager le communautarisme, de miner la cohésion sociale et d’empêcher l’affirmation nationale.

Que dans la tradition républicaine qui distingue le Québec du reste du Canada, l’État exerce sa souveraineté parlementaire et impose ses règles afin de préserver la laïcité de ses institutions alors que dans la vision anglo-saxonne, l’État doit être minimal parce qu’on le juge coercitif, enclin à brimer les droits des minorités. C’est pourquoi il doit s’effacer devant le pouvoir juridique et s’en remettre aux jugements des tribunaux. C’est ce que l’on appelle la judiciarisation du politique.

Il faudrait aussi aborder la laïcité ouverte, expliquer ce qui la caractérise et montrer comment elle ne fait qu’introduire à nouveau les religions dans les institutions de l’État. Montrer que la neutralité de l’État sans la séparation n’est pas de la laïcité puisque qu’un État neutre pourrait alors, sans favoriser ou défavoriser une religion, les accueillir toutes et s’harmoniser parfaitement avec le multiculturalisme canadien.

C’est avec ce genre de raisonnement que l’on s’oppose à la loi 21 et défend le port de signes religieux chez les enseignants des écoles publiques en disant que c’est l’État qui doit être neutre, pas les individus et qu’avec la loi 21, l’État restreint la liberté religieuse et brime les droits des croyants, particulièrement celui des femmes musulmanes. 

L’histoire québécoise de la laïcité

Passons maintenant au second volet, celui de l’histoire de la laïcité au Québec. Il est important ici de donner aux élèves une perspective historique avec les temps forts qui ont marqués notre parcours en matière de laïcité face à l’Église catholique afin que les élèves comprennent en quoi nos efforts actuels face à des religions minoritaires n’ont rien de raciste ou d’islamophobe, puisqu’ils obéissent toujours aux mêmes principes et qu’ils ne sont que la suite logique de notre histoire.

Depuis le début des années 60, l’État québécois s’est affirmé et investi des champs autrefois occupés par les religieux comme la santé, les services sociaux, l’éducation et la culture, en créant différents ministères qui seront laïques. C’est d’ailleurs l’une des grandes réalisations de cette révolution tranquille que la laïcisation de nos institutions publiques.

Toutefois, d’énormes compromis seront faits avec l’Église dans le domaine de l’éducation. Des instances confessionnelles seront créées dans les plus hautes structures de l’État comme des postes de sous-ministres associés de foi catholique et protestante ainsi que la création de comités catholique et protestant du Conseil supérieur de l’Éducation et le maintien de la confessionnalité dans les écoles.

L’Église a conservé sa mainmise sur les écoles parce qu’elle avait compris que si l’on veut que la religion définisse et oriente la vie de tout un peuple, c’est à l’école qu’il faut être davantage que dans les hôpitaux.

C’est donc sur le terrain de l’éducation que la bataille pour la laïcité va se concentrer avec pour principale revendication, la déconfessionnalisation des écoles publiques.

En 1961, des partisans d’une école laïque vont se regrouper pour fonder le Mouvement laïque de langue française qui conduira en 1981, à la création du Mouvement laïque québécois qui défend actuellement la loi 21 devant les tribunaux. 

Il faudra attendre 1997 pour que les commissions scolaires deviennent laïques, 2000 pour laïciser les écoles publiques et 2005 pour mettre fin à l’enseignement confessionnel. 

2005 marquera aussi l’entrée de l’islam sur la scène politique et médiatique avec la question controversée des tribunaux islamiques en matière de droit familial.

En 2006, une année seulement après que l’on eût mis fin à l’enseignement confessionnel, la Cour suprême déboutera la commission scolaire Marguerite-Bourgeoys qui s’opposait au port du kirpan et qui avait gagné en Cour d’appel, et autorisera le port du kirpan dans les écoles. 

En 2007, ce sera l’année de la crise des accommodements raisonnables et la mise sur pied de la Commission Bouchard-Taylor, dont le rapport déposé en 2008, recommande la laïcité ouverte et des accommodements au cas par cas, visant à accorder à un individu, une dérogation à une norme, à une règle commune qui serait discriminatoire en vertu des chartes. 

En 2013, le projet de loi 60, appelé charte des valeurs, qui interdisait le port de signes religieux dans toutes les institutions publiques, mourut au feuilleton par suite du déclenchement des élections en 2014.

En 2017 sera adoptée la loi 62 sur la neutralité de l’État qui mettait en place une laïcité ouverte aux religions dans les institutions publiques et finalement en 2019, l’adoption de la loi sur la laïcité de l’État actuellement contestée devant les tribunaux et qui se rendra fort probablement en Cour suprême. 

Cette Cour suprême qui nous rappelle le carcan constitutionnel dans lequel nous sommes en tant que province et qui empêche le Québec d’avoir sa pleine autonomie en matière de laïcité. 

Les défis que représente l’enseignement de la laïcité

Ils sont nombreux. Je vais en énumérer quelques-uns :

Le premier, c’est le temps. Le temps alloué à la présentation de la laïcité à l’intérieur du cours de Culture et citoyenneté québécoise sera déterminant pour la réussite de cet enseignement. Ce sera assurément une façon de juger du sérieux du gouvernement dans l’implantation de ce nouvel apprentissage.

Le second défi, c’est l’ignorance de tout et les mêmes préjugés partagés à la fois par les enseignants et par les élèves face à la laïcité.

L’auto-censure des enseignants qui craignent d’être accusés de racisme ou d’islamophobie. Un facteur silencieux qui pèse lourd dans la balance.

L’isolement des enseignants en faveur de la laïcité face aux prises de position de leur syndicat contre la loi 21. Pensons notamment à la Fédération autonome des enseignants qui contestent la loi 21 devant les tribunaux. Une vraie honte !

Du côté des jeunes, plusieurs ne voient pas l’importance et la pertinence de la laïcité.

Plusieurs jeunes élèves et jeunes enseignants sont contaminés par la pensée intersectionnelle et décoloniale, et ramènent tout à l’identité, jugeant alors que le voile fait partie de l’identité des femmes musulmanes et qu’on ne peut donc pas leur demander de le retirer au travail. 

Les élèves n’ont aucune idée de ce qu’est le voile, de sa dimension politique comme élément de prosélytisme ou indice d’islamisation parce qu’on les a habitués à n’y voir qu’un simple vêtement. Le « c’est mon choix » tend à occulter que le vêtement est un objet de communication.

Les jeunes ne voient pas non plus le voile comme étant un symbole d’oppression patriarcale incompatible avec le féminisme.

Et finalement, les élèves n’ont pas l’habitude d’une approche critique du fait religieux et confondent souvent le respect des croyants d’avec le respect des croyances.

Quelques mesures à prendre

Comme outil pédagogique, que le ministère de l’Éducation fournisse aux enseignants un petit guide sur la laïcité qui garantirait un enseignement objectif de qualité, faciliterait le travail des enseignants et leur enlèverait une pression sur les épaules d’avoir à aborder un sujet aussi sensible.

Ajouter une formation obligatoire à la laïcité dans le cursus des futurs enseignants à la faculté des sciences de l’Éducation de même que dans la formation universitaire des futurs médiateurs interculturels.

Finalement décréter une journée de la laïcité à l’école qui permettrait aux enseignants de rappeler les principes de la laïcité et de répondre aux questions des élèves. 

Certains d’entre vous seront peut-être tentés de me demander comment mes étudiants réagissaient à mon enseignement à la laïcité. Très bien. Deux remarques revenaient constamment : Madame, j’ai beaucoup appris, on ne m’avait jamais parlé de cela. Et, au début du cours, on pensait que vous étiez raciste mais cela n’a vraiment rien à voir.

Chers amis, ces simples commentaires doivent nous encourager à aller de l’avant dans l’éducation à la laïcité. 

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